martes, 22 de enero de 2013

Gli amori d'Apollo e di Dafne (Kaaitheater, Bruselas, 2005)

Musique Francesco Cavalli - Libretto: Giovanni Francesco Busenello



Daphné ne comprenait pas, ou ne voulait pas comprendre, ce qu'était Amour. Apollon s'éprit d'elle, et s'efforça, par les flatteries et les prières, d'amener Daphné à céder à ses volontés ; mais comme toute tentative se révélait vaine, il se mit alors à la poursuivre, et elle, arrivée aux rives du fleuve Pénée, se transforma en laurier.

Busenello, Gli Amori d'Apollo e di Dafne, Préface.


C'est l'histoire d'une métamorphose.
Ou plutôt, une histoire de métamorphoses successives.
Celle de Daphné en laurier, rapportée par Ovide.
Celle d'une fable en opéra, à l'époque baroque.
Celle d'un opéra de Busenello/Cavalli hier en un spectacle de Garrido/Catani aujourd'hui.





Trois étapes inscrites dans le temps. Trois formes artistiques en mouvement, témoignant des mutations de l'histoire des hommes et des arts, de l'élan qui les pousse à créer du nouveau.



-1 avant JC. Le poète latin Ovide, exilé loin de Rome, entreprend de raconter l'histoire du monde, du chaos primitif à l'apothéose de César. Dans son récit s'enchaînent des légendes sur la transformation d'êtres humains ou de dieux en animaux et en plantes. L'histoire de Daphné - nymphe de Diane changée en arbre pour échapper à l'amour - en fait partie...

Cette épopée mythologique traverse les siècles, fascine des générations d'imaginaires et suscite à la Renaissance un extraordinaire engouement favorisé par de nombreuses traductions. Les artistes s'emparent des Métamorphoses et les transforment à leur tour en peinture, en musique, en sculpture, en poésie, en théâtre.



1597 après JC. A Florence, le compositeur Giacoppo Peri et le librettiste Ottavio Rinuccini s'inspirent de la légende de Daphné pour élaborer le premier opéra de l'histoire - malheureusement perdu. Ce sera leur Eurydice, en 1600, qui signera la naissance du genre. Sept ans plus tard, c'est au tour de Monteverdi de puiser dans Ovide la fable de son Orfeo pour donner à l'opéra son premier chef-d'œuvre. En 1640, le 'dramma per musica' - jusque là réservé à des représentations privées de la haute société - est devenu public et a envahi tous les théâtres de Venise. Francesco Cavalli, disciple doué puis collaborateur privilégié de Monteverdi, se lance dans la voie ouverte par son maître : après une première création, Le Nozze di Teti e Peleo, où il est à la fois compositeur, instrumentiste mais aussi organisateur et impresario, cet artiste né pour la scène veut aller plus loin : il lui faut donc un librettiste hors pair car la règle d'or de l'opéra naissant veut que la musique soit « la servante du verbe ». Ce sera Gian Francesco Busenello : juriste de formation, ce citoyen vénitien est aussi écrivain, membre d'une académie réputée pour sa libre-pensée et son esprit de recherche artistique : les 'Incogniti'.



Avec son premier livret, Busenello lance un clin d'œil à l'opéra des débuts en reprenant Daphné comme sujet, tout en affirmant haut et fort son indépendance par rapport au mythe et sa modernité d'auteur. La métamorphose est pour lui un principe créateur en même temps qu'elle symbolise les changements de son siècle : un siècle où les persécutions religieuses, les épidémies de peste, le relâchement des mœurs, la décadence des princes, sans compter le choc scientifique de l'héliocentrisme, remettent en cause les conceptions du monde, de Dieu et de l'homme. Comme ses contemporains baroques, Busenello traduit ce bouleversement par un goût pour l'artifice, l'ambiguïté, l'ironie, et y réagit philosophiquement par un épicurisme mêlé de scepticisme.

En artiste soucieux d'innovation, il transforme le mythe de Daphné à sa façon : il emprunte aux genres en vogue (ballet, pastorale, comédie) et aux poètes de référence (Dante, Pétrarque, Marino) pour produire une intrigue bucolique inédite, qui tient du « montage » personnel. Afin d'enrichir les points de vue sur les rapports de pouvoir et de séduction entre les sexes, il entrelace les amours impossibles d'Apollon et Daphné avec d'autres relations de couple problématiques : celle, divine, de Tithon et Aurore ; celle, humaine, de Céphale et Procris. Refusant les conventions d'unité, il multiplie les actions simultanées et les changements de lieux, avec des plans serrés sur un ou deux personnages, qui font penser au cinéma ! En auteur sensible à la musique, il module les rythmes de ses vers, argumente les récitatifs, cisèle les dialogues et surprend par des images innovantes ; du coup, son texte frémit de passions humaines contrastées que sous-tend une méditation profonde sur la brièveté de la vie, la vulnérabilité des êtres, l'éphémère de l'amour et la sublimation par l'art de toutes les vicissitudes terrestres. Autant d'éléments qui permettent à Cavalli de déployer librement ses registres dramatique et lyrique. Résultat : un opéra pastoral plein d'esprit, avec chœurs et ballets, où le compositeur montre déjà sa maîtrise dans la variété des tonalités, l'expressivité du récitatif et la beauté du lamento - qualités qui lui vaudront de dominer la scène opératique vénitienne durant trente ans.



2005 après JC. En Argentine, Beatriz Catani et Gabriel Garrido répètent Gli Amori d'Apollo e di Dafne de Cavalli. Ils préparent rien moins qu'une des premières créations contemporaines de cet opéra. Entre le directeur musical spécialiste du baroque et la metteuse en scène tournée vers le théâtre expérimental, une même nécessité : faire entendre les résonances actuelles de cette œuvre ancienne en cherchant des modes de représentation qui la mettent au diapason de notre époque. Leur processus de métamorphose passe par le corps et la voix des interprètes, les seuls à même de redonner souffle vivant au 'recitar cantando' d'antan : « Il ne fait pas de doute que la musique de l'opéra baroque transmet des 'affetti' (affects) ; en d'autres termes, elle contient dans sa construction formelle une énorme volonté expressive. Mais pour éviter que l'opéra ne soit interprété que comme un beau produit d'un temps révolu, il est nécessaire de produire une friction avec les propres corps des chanteurs, qui sont toujours la matière même de l'émotion. Cette double interprétation de l'émotion physique et de la musique est au cœur de notre projet. »



Du coup, grand est leur intérêt pour le récitatif, cette manière si particulière de parler en chantant. De commun accord, ils décident que certains récitatifs seront interprétés sans accompagnement musical, pour rendre audibles les moindres modulations de la voix, tout le spectre des nuances et textures verbales émises par le corps des chanteurs. Quant aux parties que Cavalli n'a pas mises en musique, elles seront jouées comme de vraies scènes de théâtre. Pour le reste, Gabriel Garrido opère sa part de création sur les inflexions du chant et l'orchestration de l'œuvre. A partir de la seule basse continue mentionnée dans la partition, il réinvente le soutien instrumental des voix dans le but d'en exprimer tous les 'affetti' : « Je souhaiterais que le langage émotionnel soit immédiatement accessible au spectateur. C'est ainsi qu'on peut traduire au mieux le sens d'une expression révolutionnaire, provocatrice, qui devrait choquer et susciter les passions. La musique de cette époque - où l'émotion directe doit être perçue par le public sans besoin de traduction - associée à l'aspect visuel et à la rapidité du concept contemporain devraient pouvoir transmettre ces 'affetti' plus directement que si nous restions dans les formes conventionnelles de l'opéra. »



De son côté, comme il n'existait pas d'enregistrement musical d'Apollo e Dafne, Beatriz Catani s'est d'abord immergée dans le livret. Ce qui l'a touchée d'emblée : « La façon dont sont mis en évidence la fragilité humaine, les limites de l'homme, le passage du temps. Il me paraît intéressant de chercher la forme scénique qui montre cette vulnérabilité, de l'exposer. A la beauté de la musique et de l'espace théâtral, opposer la détérioration des corps, la finitude de l'existence, l'incertitude et l'impuissance devant la fuite des jours. Même l'amour, passion libératrice de l'homme, ne peut résister au temps... M'intéressent aussi le dissentiment, la polyphonie, les voix qui, à partir de la rationalité, élaborent un discours ou un autre. C'est une œuvre de concepts, dans laquelle - et cela de manière très actuelle -, chaque point de vue possède son contraire. Il n'y a pas de morale. »

Dans cette polyphonie, la metteuse en scène repère des jeux de doubles et de miroirs : entre les différentes femmes et leurs visions et vécus de l'amour (Daphné qui le refuse, Procris qui l'a perdu/ Aurore qui en jouit, Vénus qui en use pour se venger/ la vieille Cirilla qui le dédaigne, la laide Filena qui le désire) ; entre les dieux qui aiment (Aurore, Apollon), les humains qui sont aimés (Céphale, Daphné), et ceux qui - hommes ou dieux - sont délaissés (Tithon, Procris) ; entre les jeunes qui veulent aimer et les vieux qui ne peuvent plus, entre les dieux immortels et les humains qui aspirent à l'immortalité, entre les commentateurs de la situation et ses acteurs, tous perdants finalement.



La richesse philosophique et narrative de l'intrigue déclenche des visions scéniques en clair-obscur, étranges et chatoyantes, déployées à partir du principe baroque que « tout est théâtre et métamorphose ». Beatriz rêve d'un espace mouvant tout au long de la représentation, avouant son artifice théâtral puis muant en un univers végétal qui se disloque totalement pour finir. Des boîtes transparentes, de toutes tailles, descendraient des cintres - comme dans les machineries baroques. A l'intérieur : un laurier, un animal empaillé, un cigare, un arc et des flèches, de l'eau, des cocons en train d'éclore, des lampes qui se brisent, une horloge, et un cœur mécanique, enterré aussitôt comme un trésor battant sous la terre du plateau. Autant de boîtes qu'il y a d'êtres et de choses à préserver de l'usure, de l'étiolement - autant de quêtes d'immortalité matérialisées...

Elle voit les chanteurs en perpétuel repositionnement dans ce dispositif instable ; six acteurs âgés les préparent et les accompagnent dans leur fiction mythique, commentant et agissant en contre-point, tels de vieux « doubles », témoins vivants des outrages du temps mais toujours êtres de chair et de sang pétris de passions, capables de les remémorer, de les revivre... Soupirs, plaintes, halètements, rires, trépignements, graffiti et cœurs transpercés en écho au chant sublime : tout le baroque est dans ces contradictions, ces excès qui sont encore les nôtres - et peut-être plus que jamais, en ce troisième millénaire d'identités et de rapports troublés, de sexe exalté et d'amours divorcés, de progrès foudroyants et d'utopies foudroyées, d'allongement de la vie et de temps toujours compté, de jeunisme à tout prix et de qualité d'être au rabais... Oui, les amours mythologiques et bucoliques d'Apollon et Daphné chantent toujours pour nous. Il suffit d'écouter.


Sortez en troupes variées,
joyeuses images et étranges formes,
et au monde endormi,
apportez dans d'agréables rêves,
mille métamorphoses et mille signes,
et que l'homme, être fragile, s'ingénie à les interpréter.
(fin du Prologue)

Isabelle Dumont

 
Direction et réalisation musicale: Gabriel Garrido
Mise en scène: Beatriz Catani
Décor et costume: Mariana Tirantte
Eclairage: Alejandro Le Roux
Dramaturgie: Mariano Pensotti
Assistant à la mise en scène: Matías Vértiz
Interprétation musicale: Ensemble Elyma


Solistes:
Dafne: Adriana Mastrángelo, mezzo-soprano
Apollo: Esteban Manzano, haute-contre
Aurora/Ninfa: Graciela Oddone, soprano
Cefalo/Morfeo: Pablo Pollitzer, tenore
Procris/Ninfa/Musa: Marisú Pavón, soprano
Amore/Itaton/Musa/Ninfa: Sonia Stelman, soprano
Filena/Ninfa/Musa: Ana Santorelli, soprano
Titone: Antonio Seoane, tenore
Cirilla/Pastore/Pan: Miguel Maidana, contratenore
Alfesibeo/Sonno/Pastore: Alejandro Meerapfel, baritono
Giove/Panto/Peneo/Pastore: Nahuel Di Pierro, basso
Venere/Ninfa: Rosana Bravo, mezzo-soprano
Acteurs: León Dogodny, Nestor Ducó, Héctor Magnoli, Rosa Marco, Andrés Martinez, Juan José Schiaffino


Production: Muziektheater Transparant (Antwerpen), KunstenFESTIVALdesArts
Coproduction: Concertgebouw Brugge, Productiehuis Rotterdam (Rotterdamse Schouwburg)
Présentation: Kaaitheater, KunstenFESTIVALdesArts



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